Collaboration: travailler gratuitement contre de la pub - bénévolat ou esclavage?

Collaboration: un terme à l'usage détourné

J'ai voulu rédiger cet article au titre un peu "choc" pour mettre en lumière une pratique très malsaine qui dégrade de nos jours les professions dites artistiques : je parle de la "collaboration".
Si vous êtes dans ces milieux, vous voyez très certainement de quoi je veux parler; je vais éclaircir un peu pour ceux qui ne connaissent pas. On appelle aujourd'hui communément "collaboration" un échange de bons procédés entre passionnés qui n'amène pas de rémunération. Dans le cercle de passionnés amateurs, c'est très bien. J'ai d'ailleurs débuté la photo de modèle par ce biais. Désormais photographe professionnel depuis 2014, je vois souvent d'un autre oeil cet usage de la collaboration, comme je vais le détailler ci-dessous.

Ce qui me choque le plus, c'est que dans les milieux professionnels "classiques" comme l'ingénierie, la finance, l'industrie, on parle de collaborateur ou de collaboration pour un salarié ou un contrat entre plusieurs parties qui implique l'argent ou la rémunération de façon tellement évidente qu'elle en est implicite. Je ne connais aucun "collaborateur" de chez EDF qui travaille bénévolement. Pourtant, pour un projet artistique, ces collaborateurs sont souvent bénévoles, et ici c'est au contraire le bénévolat qui est implicite - même si ce dit projet a parfois été initié par des entreprises comme EDF qui y gagnent un profit ! Dévalorisation de l'art et du savoir-faire artisanal ? Il n'y a qu'un pas, ce qui est un fléau à l'heure actuelle.

travailler gratuitement collaboration photo

La collaboration gratuite pour amateurs

Comme je l'ai expliqué, la collaboration est un bel outil des pratiques artistiques amateures. Tout comme un fan de dessin commence à dessiner avec un crayon et des feuilles qu'il possède déjà chez lui sans aucun investissement, un amateur de photo préférera commencer par prendre d'autres passionnés en photo, sans les rémunérer. Il n'y a là aucun mal et cela m'a permis de rencontrer d'autres passionnés dont je me suis fait des amis, et avec qui j'ai collaboré de nombreuses fois, car chacun y trouvait son compte : les modèles avaient de belles photos, et j'avais des modèles pour inventer des images.

Toutefois chacun évolue, et même un amateur de peinture se verra investir dans du matériel, voire des cours de peinture avec éventuellement un modèle vivant. Il en est de même pour tous les arts, notamment la photo. Pour avoir de belles photos, on paye un bon photographe, pour un modèle expérimenté et professionnel, on le rémunère également. Malheureusement, ces métiers artistiques sont trop souvent vus comme un "loisir" et l'on rechigne très souvent à débourser le moindre centime pour un service artistique - alors que pour une superbe robe de shooting, un nouvel appareil photo ou un smartphone à la mode, on dépense parfois un mois de salaire (d'ailleurs, je propose des cours photos individuels à partir de 160€ si vous voulez vous améliorer en économisant sur l'achat de matériel inutile ;) .

La frontière entre amateur et professionnel du milieu artistique est devenue très floue, même dans le milieu entrepreunarial, et on nous demande souvent, artistes professionnels, de travailler gratuitement en "collaboration". Mais en tant que collaborateur non rémunéré. Ces pratiques doivent changer par une prise de conscience collective. Si vous proposez ou acceptez ce genre de collaboration, cela encourage les entreprises à faire de même, ce qui devient un vrai problème économique. En obtenant des services gratuits, ces entreprises se font de l'argent sur le dos d'artistes dont elles dévalorisent le métier, alors qu'elles devraient au contraire s'afficher comme nos clients les plus importants au vu de leur budget global.

Collaboration : du bénévolat à l'esclavage

Cela fait plusieurs années que je suis photographe professionnel et je n'ai plus que rarement ce genre de demande de travail gratuit. Mais ma compagne qui est maquilleuse professionnelle et d'autres amis artistes se voient trop souvent proposer des "collaborations" non rémunérées. "On te fera de la pub" "j'ai 5000 abonnés facebook tu aurais une belle mise en avant" "je n'ai qu'un petit budget" "je suis étudiant"... Autant d'excuses inadéquates voire insultantes pour nos métiers artistiques.

Avez-vous déjà proposé à votre boulanger de vous offrir un gâteau pour votre repas de famille, en "collaboration" et de travailler gratuitement pour vous, si en échange vous publiez les photos du gâteau sur votre insta en prônant ses qualités gustatives et en citant celui qui l'a réalisé ? J'espère que non ! Pourtant, nous recevons régulièrement des propositions, de musiciens semi-amateurs, d'associations, de mariés (!) qui nous proposent de la "collaboration" où nous travaillons gratuitement en échange de pub sur leur facebook, auprès de leurs visiteurs ou invités. C'est tout aussi outrageant que l'histoire du gâteau.

Utilisons le vocabulaire approprié, il s'agit de bénévolat, pas de collaboration. En introduction, nous avons vu que dans le milieu entrepreunarial, la collaboration profite aux deux parties, impliquant ainsi une rémunération (une entreprise a pour but de dégager du bénéfice, l'argent est donc forcément présent). Ici, on nous propose un bénévolat où notre temps et notre matériel (donc notre argent) sont mis au service d'une personne qui a besoin de nous, alors que nous n'avons pas besoin d'elle. Elle a pu nous trouver, notre communication fonctionne donc : pourquoi aurions-nous besoin de pub sur des réseaux sociaux qui deviennent de moins en moins visibles hors pub sponsorisée ?

rémunération du travail de photographe

Travailler gratuitement en collaboration en tant que professionnel : ne JAMAIS commencer !

Le mot esclavage est fort mais je le pense à la hauteur de l'affront qui nous est fait quand on parle de collaboration. Je vais vous mettre en situation : vous êtes artiste, vous venez de passer pro et attendez de mettre votre investissement et votre passion au service de tous. Vous êtes contacté par une petite association de village qui fait un événement et a besoin de vos services. Mais on sort d'une période de confinement, les finances sont au plus bas (les vôtres aussi d'ailleurs après vos investissements et la crise sanitaire, mais ils n'y pensent même pas), ils veulent remonter le moral de tout le monde... Et en plus leur chaîne youtube (qui compte à peine plus d'abonnés que la vôtre) filmera l'événement et vous fera de la pub! Allez, vous êtes gentils et acceptez ce bénévolat!

La semaine suivante, la pub a marché et l'association de la fête du jambon d'une autre commune vous contacte. Ils n'ont pas de budget (eux non plus) mais garderont votre contact pour les événements de la mairie ! Vous reprenez votre matériel et sacrifiez votre week-end pour cette fête. On vous voit sur leur facebook, les associations parlent de vous (en disant que vous travaillez gratuitement ? peut-être) et le bouche à oreille vous amène plein de contacts... mais pour des collaborations non rémunérées. Vous usez votre temps, votre matériel, vos compétences pour des personnes qui ne vous payent pas et malgré leurs belles parolent méprisent quelque part votre profession en ne jugeant pas nécessaire de vous payer. Vous passez à côté de vraies prestations rémunérées pous ce bénévolat qui vous fait entrer dans un cercle vicieux où vous travaillez à temps plein sans être payé, pour que l'on parle de vos services bénévoles. Vous voyez l'esclavage venir?

Evidemment j'utilise ce mot en tant qu'hyperbole. Vous devenez esclave de votre travail, et le pire c'est que comme un esclave vous travaillez gratuitement, 8h par jour! (et ce n'est que peu exagéré si l'on devait accepter toutes les demandes de collaborations reçues chaque semaine). Vous comprenez rapidement que ces "collaborations" pourrissent le travail des artistes. Les accepter, c'est menacer de rentrer dans un cercle vicieux, se déprécier soi-même et réaliser une concurrence déloyale vis-à-vis des autres artistes qui demandent une juste rémunération et refusent ce bénévolat.

Susciter la prise de conscience

Ce type de collaboration sévit dans tous les milieux artistiques. Si votre travail est votre passion, et même davantage si vous avez une passion en tant qu'amateur, s'il vous plaît, participez à cette prise de conscience en valorisant nos métiers artistiques. Vous n'imaginez pas les demandes qui nous sont parfois adressées et les justifications avancées par les "esclavagistes de l'art". Le Kinépolis qui demande de travailler gratuitement un dimanche matin mais qui fera notre pub; une mariée qui veut un maquillage gratuit et parlera de vous aux invités (astuce : vos vrais clients seront tout aussi heureux de vous recommander et de faire votre éloge); des étudiants avec peu de budget qui veulent des photos gratuites (pendant mes études j'ai fait des concessions moi aussi, mais j'aurais peut-être dû demander une collaboration à Apple pour avoir un téléphone un peu plus swag : c'est un besoin essentiel, non?); des comités de Miss Fauchage Tardif qui animent un village et ont peu de budget... (toutes ces demandes sont véritables!)

Si votre patron vous demandait de travailler gratuitement pendant un mois car il vient de s'acheter une Ferrari avec ses économies et qu'il doit renflouer son compte en banque à vos dépends, que répondriez-vous ? Pour nous, recevoir ce genre de demandes, c'est exactement la même chose.

collaboration maquillage photo

Bien sûr, on peut parfois collaborer efficacement avec des amis artistes pour un projet commun, lorsque chacun y trouve son compte. Mais pas pour un service gratuit, encore moins pour des professionnels. Maquiller gratuitement une chanteuse pour un clip "bénévole" parce que l'investissement qu'elle a engagé dans le dernier n'a pas été remboursé ?! Ne vous laissez pas insulter de la sorte (oui, je parle bien d'insulte à ce niveau) et remettez systématiquement ces personnes à leur place. Mieux vaut passer son week-end tranquillement devant un livre à la maison que trimer gratuitement pour quelqu'un qui ne voit pas la valeur de votre travail. Parfois, il s'agit simplement d'une personne qui ne comprend pas que votre passion est aussi votre métier, votre gagne-pain, et il arrive que des gens qui veulent "du gratuit" finissent par vous rémunérer dignement si vous leur expliquez correctement les choses - ou après une déconvenue avec un "professionnel" qui propose un travail quasi gratuit.

Pour les amateurs surtout, il est nécessaire de respecter le travail des professionnels et de faire prendre conscience aux autres que passion veut pour certains dire loisir, mais pour d'autres métier et gagne-pain. Je connais plusieurs modèles, photographes, peintres amateurs qui respectent le travail des artistes professionnels et nous payent dignement pour notre travail en réservant un cours, une séance photo - je les en remercie beaucoup. Ces amateurs sont essentiels car ils font vivre notre passion tout en la respectant et en propageant une prise de conscience chez les autres. Plutôt que de faire des photos bénévolement pour l'association de votre ville qui vous l'a demandé, recommandez un professionnel. Même si l'expérience peut être sympa et vous valorise pour ce bénévolat, c'est comme si vous proposiez sur le trottoir devant la boulangerie votre pain maison gratuitement aux clients venant acheter une baguette. Votre pain sera peut-être aussi bon, mais vous volerez et dévaloriserez le travail du boulanger. Si tout le monde continue ainsi, certains métiers artistiques vont finir par disparaître, et la discipline associée en pâtira, même pour les amateurs (moins de matériel, de clubs, de soutien financier).

Je ne suis pas le dernier à déplorer la place qu'occupe l'argent dans notre société, et son fonctionnement en général. Malheureusement, elle est ce qu'elle est, et si vous aimez votre passion, soutenez ceux qui en ont fait leur métier pour pouvoir continuer à la savourer le mieux possible.

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